Le mythe national. La contribution des arts à la formation de l’identité roumaine (1830-1930)

Qu’est-ce que c’est un mythe et comment ont contribué les arts à la formation de l’identité roumaine ? 

L’utilisation des concepts comme « mythe » et « nation » demande une explication sur la signification de ces termes. Étant un « mot à la mode »[1], le mythe prend des dénonciations très variées. Je partage la définition du mythe donnée par Lucian Boia, selon laquelle le mythe est une « construction imaginaire, destinée à mettre en évidence les phénomènes cosmiques et sociaux, liés aux valeurs fondamentaux de la communauté, ayant le but d’assurer la cohésion de celle-ci ». Le mythe a un sens symbolique, il aide à la création d’un sentiment de solidarité et corresponde aux idéaux d’une société.

L’histoire montre le désir constant des Roumains de s’unir sous une seule nation, une nation idéale dans laquelle les gens partagent la même langue, la même croyance politique. Mais qu’est-ce que c’est une nation ? Dans la vision de Lucian Boia, la nation est un projet idéal, non pas une réalité historique objective. « Elle existe dans les consciences. Elle appartient à l’imaginaire»[2].

Le point de départ de cette présentation est la perspective de l’historien Lucian Boia (dans ses œuvres « Histoire et mythe  dans la conscience nationale », « Pour une histoire de l’imaginaire », « Deux siècles de mythologie »), qui nous aide à identifier les thèmes dominantes de la mythologie historique roumaine : la lutte pour l’indépendance, la latinité, l’unité territoriale.

Dans la Vème décennie du XIXème siècle, la peinture historique fait son apparition dans l’espace roumain. Pour les artistes de 1848, la thématique historique avait le rôle de réveiller la conscience nationale et les sentiments patriotiques. Parmi les figures représentatives pour l’histoire des Roumains, les plus utilisées pour suggérer le courage et le succès sur le champ de bataille ont été celles de Mihai Viteazul (en Munténie) et Stefan cel Mare (en Moldavie).

Cette démarche suivit quelques étapes, qui montrent la succession des événements historiques, mais qui illustrent en même temps le trajet de l’art roumaine moderne, du point de vue stylistique et thématique.

L’exposition part du moment de la révolution de 1848, quand le caractère de l’art est mobilisateur, de facture romantique. Ce moment est caractérisé par des nombreux portraits des personnalités marquantes de la révolution. Le portraitiste Rosenthal a été le premier martyr de la cause roumaine de 1848, suivit par Ion Negulici et Barbu Iscovescu. Les portraits les plus connus sont celui de Nicolae Golescu (1848, Rosenthal), Nicolae Balcescu (1848-1849, Negulici) et Simion Balint (1848, Iscovescu). Simion Balint, qui participe à la révolution, est représenté d’une manière romantique (la mode de facture romantique de l’Empire napoléonien, nommé en coup de vent). Il a une attitude rêveuse, référence à ses aspirations élevées.

Rosenthal a été celui qui a contribué  à l’éducation des masses, présentant au grand public des œuvres thématiques très chargées du point de vue de l’idéal, mais qui étaient assez faciles à comprendre. Quand la révolution a éclaté, Rosenthal était au courant avec les idéaux de celle-ci, pendant les rencontres dans le cadre de la société secrète « Frăţia ». L’art engagé de Rosenthal militait pour la libération et l’égalité sociale. Les plus connues de ses peintures sont  « La Roumanie en brisant ses menottes sur le Champ de la Liberté »(1848) et « La Roumanie révolutionnaire » (1850). La dernière a été

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Revolutionary Romania, Rosenthal (Wikipedia)

réalisée à Paris. Pour personnifier la Roumanie, il a choisi une figure féminine emblématique pour le mouvement révolutionnaire roumaine, celle de Maria Rosetti. Elle tient dans une de ses mains le tricolore et dans l’autre un poignard, invitant à la lutte pour la conquête de l’idéal. Ces peintures sont exploitées pour leur force de suggestion et pour réveiller le pathos national.

 

Le deuxième moment surpris est celui de L’Union des Principautés en 1859. La thématique historique naît comme une nécessité, autour du moment de l’Union, moment dans lequel les artistes essaient de lier le présent à un passé glorieux. C’est la raison pour laquelle les figures de Mihai Viteazul et Stefan cel Mare ont été choisis comme modèles pour ces territoires liés, Munténie et Moldavie. Ils représentent la résistance glorieuse contre les ottomans, l’idée de la solidarité roumaine par l’Union de 1600.  Mihai Viteazul devient martyr de la nation après la fin tragique de sa vie, tandis que Stefan cel Mare reste le modèle d’une construction roumaine durable. Les artistes partagent cette cause, de l’Union, car ils font des allusions parfois directes, parfois indirectes à ce moment. Par leurs œuvres, ils mettent en évidence le rôle mobilisateur de la société. Les peintures les plus représentatives de cette période sont « La réconciliation entre Bogdan l’Aveugle et Radu le Grand » / « Impacarea dintre Bogdan cel Orb si Radu cel Mare » (1857, Constantin Lecca),  « Hora Unirii de la Craiova » (1857, Theodor Aman), « Mihai Viteazul la Călugăreni » (1857, Nicolae Grigorescu). Constantin Lecca a été le premier roumain qui a abordé la thématique historique et a réalisé des œuvres avec un grand impact sur le public. L’artiste a été inspiré par le passé glorieux des pays roumains et ses compositions ont eu un grand succès à l’époque, en étant même multipliées.

La peinture de Theodor Aman, « Hora Unirii de la Craiova », réalisée en 1857, après le vote unanime dans l’Assemblée Ad-hoc de la Valachie (Tara Romȃnească) dans la faveur de l’union avec la Moldavie, a été la première peinture roumaine dans laquelle l’événement historique a été surpris directement. Theodor Aman était conscient du rôle mobilisateur de l’art dans ces moments.

Après l’Union, les artistes se concentrent plutôt sur la promotion du monde rurale, mais il y a toujours des sujets qui renvoient à l’Union de tous les Roumains. La période d’après l’Union est caractérisée par la peur d’une possible rupture de celle-ci et on constate l’apparition des œuvres qui font rappel à l’Union des Principautés. En tenant compte que l’Union des Principautés était reconnue seulement sous Alexandru Ioan Cuza, un signal d’alarme est tiré par l’apparition des œuvres comme celle de Nicolae Grigorescu – « L’Union des Principautés ». En même temps, les Principautés Unies passent par un processus de modernisation sous Carol I, qui soutient et encourage les arts. Le mythe de Carol I, qui a régné 48 ans et qui a réalisé l’indépendance de la Roumanie, a comme base l’image des peintures qu’il a commandées ou des peintures réalisées par des peintres de l’étranger. L’allemande Emil Volkers, appelé dans le pays par Carol, réalise des peintures qui surprennent le roi dans divers hypostases. Les artistes choisissent toujours des sujets liés au monde rural. Représentatives pour cette époque sont les peintures de Carol Popp de Szathmari : « La visite de Carol I à Curtea de Arges » (1868) ; Emil Volkers : « La visite du roi Carol dans le pays » (1869), « Manipulations militaires dans la présence du Carol I » (1871).

Les figures de Mihai Viteazul et de Vlad Ţepeş (connu comme Dracula) se retrouvent même dans cette période dans les peintures de Theodor Aman (« Mihai Viteazul contempland capul lui Andrei Bathory », 1865 ; « Batalia cu facle a lui Vlad Tepes », 1865), de Sava Henţia (« Mihai Viteazul izgonind turcii la Giurgiu », 1870) et Gheorghe Tattarescu  (« Taranul de la Dunare in fata Senatului Roman », 1875).

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Mihai Viteazul contempland capul lui Andrei Bathory, 1865

 

 

L’histoire se retrouvait jusqu’en 1875 dans presque tous les œuvres d’art, en mettant en évidence le patriotisme. En 1870, c’est le déclin des peintures d’Aman car le public sentait qu’il est bombardé avec ce type d’art, l’art officiel.

Ulysse de Marsillac[3], journaliste français, donnait en 1872 le motif pour lequel les peintres roumains étaient considérés sans un sens esthétique et sans gout. Les Roumains n’avaient pas où cultiver ce sens, ils n’étaient pas entourés par des œuvres d’art comme les grecques ou les italiens. Le journaliste affirmait que les Roumains étaient trop préoccupés par les difficultés de la vie, qu’ils n’avaient pas le temps d’embellir leur existence.

Peu à peu, le public préfère plutôt des œuvres qui ne font pas nécessairement appel aux connaissances d’histoire ou de littérature.  Le public ne goute plus les œuvres thématiques et les artistes vont se diriger vers des compositions avec une thématique rurale. Les paysages ou la nature statique vont se retrouver dans les œuvres des artistes comme  Asachi, Tattarescu, Szathmari, Trenk, Volkers, Nicolae Grigorescu. Mais, ce n’est pas la seule raison pour laquelle les peintres commencent à abandonner les peintures historiques des grandes dimensions. Ils trouvaient assez difficile des personnes qui voulaient acheter leurs œuvres et le gouvernement (qui était assez souvent l’acheteur) commence à préférer les tableaux de petites dimensions qui étaient plus appropriés aux intérieurs déjà agglomérés par des objets décoratifs.

La Guerre d’Indépendance de 1877 marque un moment nouveau dans l’histoire de l’art roumaine moderne, car les artistes vont assumer le rôle de reporteur de guerre, ils vont participer directement aux mouvements des troupes. Les artistes doivent s’adapter aux conditions de la guerre, ce qui justifie la simplification de la technique de peinture. La vision devient plus dynamique, réaliste car les artistes sont là, face à face avec le sujet. Une étape très importante est marquée par les œuvres de Nicolae Grigorescu. Son intérêt se dirige peu à peu vers la beauté de la composition en soi, donc c’est l’art pour l’art. Il devient « narrateur du monde rurale roumain», qui est idéalisé, détaché par la réalité sociale dure.

Les événements de l’année 1881 (la proclamation du Royaume de Roumanie, Carol I se proclame roi) ont apporté une modification dans l’intérêt des artistes roumains. Le nombre des scènes inspirés par la vie et les traditions du monde rurale devient plus large par rapport aux celles de la période passée. Le goût pour la tradition est soutenu par la reine Elisabeth et par des artistes comme Vasile Alecsandri, Nicolae Grigorescu, Mihai Eminescu et George Enescu. Ces œuvres représentent pour chaque Roumain l’esprit national. En outre, les contemporains sont de plus en plus concernés par l’union de tous les Roumains et par l’histoire récente.

Au début du traditionalisme, le paysan roumain est la source d’inspiration pour les artistes préoccupes par l’identité nationale.

L’image du paysan n’est plus idéalisée, elle est marquée par des problèmes sociaux. L’apparition des idées socialistes déterminent cette nouvelle image réaliste. Les artistes roumains se trouvent dans la recherche d’une nationalité. La Première Guerre Mondiale a représenté le drame et la gloire pour la conscience roumaine. Le projet national d’union des tous les territoires habités par les Roumains est réalisé en 1918 et le paysan roumain devient héros national.

Dans la période d’entre les deux guerres, les artistes roumains se dirigent vers une direction traditionaliste, en abordant une thématique rurale. Il y a des artistes qui préfèrent idéaliser le monde rural et des artistes qui préfèrent une représentation véridique de ce monde. La modalité de la valoriser le milieu rural est resté à la latitude de chaque artiste. Camil Ressu a choisi de faire une représentation véridique du monde rural, tandis que Ion Theodorescu Sion est plus axé sur le mythe, en allant jusqu’à une sorte de falsification de l’image du paysan (il est toujours vêtu par d’habits de fête).

Par rapport au XXème siècle, le XIXème siècle est caractérisé par les idéaux d’union et indépendance qui déterminent le rôle militant de l’art. C’est la période dans laquelle Mihai Viteazul, Stefan cel Mare et Vlad Tepes deviennent des figures historiques transformés en mythes, des héros qui ont lutté pour l’indépendance.

Le contexte social et politique a laissé son empreinte sur les œuvres du XIXème et XXème siècle, car les artistes ne sont pas restés indifférents à la réalité dans laquelle ils vivaient. Si « l’histoire n’est pas simplement le passé, mais le regard du présent sur le passé », comme l’historien Lucian Boia l’affirme, on peut conclure que les grands peintres roumains n’ont pas représenté la vérité historique des faits et personnages, mais ils ont plutôt représenté la manière dans laquelle ils étaient perçus à cette époque.

L’imaginaire romantique et révolutionnaire nous a donné les portraits des figures marquantes, comme Mihai Viteazul  et Vlad Tepes. La véridicité des représentations est relative, car elles sont réalisées quelques siècles après la disparition de ces héros nationaux. Parfois, l’image que les gens se font sur l’histoire devient plus importante que l’histoire en soi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bibliographie générale

 

  • BOIA, Lucian, Istorie şi mit în conştiinţa românească. Maison d’edition Humanitas, Bucarest, 2000
  • BOIA, Lucian, Două secole de mitologie naţională. Maison d’edition Humanitas, Bucarest, 1999
  • BOIA, Lucian, Pentru o istorie a imaginarului. Maison d’edition Humanitas, Bucarest, 2000, Tit. orig. (fr): Pour une histoire de l’imaginaire, trad. Mochi, Tatiana
  • IONESCU, Adrian-Silvan, Mişcarea artistică oficială în România secolului al XIX-lea. Maison d’édition Noi Media Print, 2008

 

 

 

 

 

 

 

 

SOURCES

 

http://www.mnar.arts.ro/web/Expozitii-temporare/-Mitul-national.-Contributia-artelor-la-definirea-identitatii-romanesti-(1830—1930)-8915

 

http://artindex.ro/2012/10/20/testul-de-roman-expozitia-mitul-national-de-la-mnar/

Conferință Igor Mocanu în expoziția “Mitul Național” @ MNAR

 

 

 

 

 

 

 

[1] BOIA, Lucian, Istorie şi mit în conştiinţa românească. Maison d’edition Humanitas, Bucarest, 2000, pp. 44

[2] BOIA, Lucian, Pentru o istorie a imaginarului. Maison d’edition Humanitas, Bucarest, 2000, Tit. orig. (fr): Pour une histoire de l’imaginaire, trad. Mochi, Tatiana, pp. 172

[3] Ulysse de Marsillac (n. 1821, France – d. 1877) a été un journaliste français qui s’est établit en Bucarest. En 1861 fonde  „La Voix de la Roumanie” qui va apparaitre en 1866; rédacteur pour „Le Moniteur Roumain” dans la période 1868-1870,  éditeur en 1870-1876 pour  „Le Journal de Bucarest”.

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